lundi 25 mars 2013

L'Etat et les ruraux ('article en soufffrance)


Les aléas de la vie, santé, autres travaux se présentant comme opportunités, nous ont en fait handicapé dans un partage régulier de nos idées, réflexions diverses. Nous nous réjouissons tant pourtant pour les feed back encourageants des amis lecteurs, pour nos articles. Nous en sommes reconnaissant. Mais ce n'est pas pour autant que les productions ont arrêtés. Nous vous en partageons déjà une. Bonne lecture


Une étude que nous avions menée sur « les stratégies et politiques de développement territorial » dans l’histoire de deux ou trois derniers siècles à Madagascar a rapporté notamment des exemples des bases historico- anthropologiques de la gestion des territoires à Madagascar. Les faits historiques rapportés, certes partielles mais couvrant des faits avérés notamment sur une grande partie de l’île, ont fourni des explications sur les processus de gestion des différents « territoires »  avec les rôles tenus par les différents acteurs.

Cette première étude, en se référant notamment aux études anthropologiques, historiques et géographiques récentes, telles celles des FAUROUX, BARE, GOEDEFROIT, CONDOMINAS, LOMBARD, ESOAVELOMANDROSO, MARIKANDIA Mansaré, KOTO, RAISON-JOURDE, BALLARIN, RAKOTO RAMIARANTSOA, M et Mme RABEARIMANANA, DOUESSIN …nous a aussi offert non seulement des « photographies» sur les relations sociales établies, avec les rôles de ces acteurs dans un passé récent: les « hazomanga », les « ombiasa », les « mpanarivo », les « mpiavy », les « ziva », les « ampanjaka » ou autres «ndrenony »… Ces personnalités essentielles dans les communautés tiennent encore leurs places, jouent encore leurs rôles dans ces communautés. Des pratiques et des conceptions (du monde, des relations interpersonnelles et inter-groupes) ont toujours cours… Sur l’importance des conceptions et structures « traditionnelles », citons en particulier, l’interpellation à Mahajanga de El Hadj SOUDJAY Bachir Adehame, historien et néanmoins académicien « le développement du Boeny ne peut se faire sans le fanompoambe[1] !», ou encore la remarque de l’humoriste Goetlib, dans une pointe d’humour, mais remarque non moins sérieuse, lors d’une émission sur RDJ énonçant « revenons à notre orientalité ! »[2]

Au-delà de ces considérations, l’histoire a démontré que généralement, les communautés ont essayé de refuser (avec bonheur ou non selon les cas) les immixtions extérieures à elles, à leurs organisations propres. Que ce soit l’expansion des autres clans ou autres chefferies et royaumes co-existants, les acceptations, les « allégeances » ont souvent stabilisé les relations au sein des communautés par des cérémonies traditionnelles notamment les fatidrà et les alliances matrimoniales. La colonisation française et son administration n’ont pas été acceptées, en général, sauf dans les royaumes du nord dont la recherche de protection auprès des français avant l’expansion du « Royaume de Madagascar ». Pour déduire que les incursions des « étrangers » ont été presque toujours rejetées.

En tout cas, le constat est frappant et sans équivoque : A part les grandes transformations/ aménagements des temps des grands souverains, de ceux des autorités coloniales, des grands projets menés force d’aides financières et techniques de la coopération internationale, de crédits contractés par l’Etat auprès des Institutions de Bretton-Woods…, les constructions et réalisations des ONG locales ou/et étrangères,  relativement peu de cas montrent des changements significatifs dans l’espace vécu de la majorité des malgaches, des ruraux particulièrement. Certes, des avancées sont perceptibles sur quelques sites, mais celles-là sont relativement isolées, notamment dans l’habitat, dans l’accès à l’eau potable, dans l’assainissement, l’accès à la prévention des maladies et des soins de santé, dans l’éducation scolaire, dans les techniques de production et d’élevage…dans les échanges. Or dans le monde actuel, ces changements attendus, sont des « références » indéniables, « acquises » pour apprécier ce que c’est le développement[3], la « réduction de la pauvreté ».

Ces communautés n’ont pas vécu en vase clos. D’une manière ou d’une autre des « éléments  extérieurs » ont établi des relations avec elles : les « mpiavy », les « ziva », les «mpifatidrà », les « vazaha », les « fonctionnaires », les « kinanga », les «développeurs», les « projets », les « karana » et autres « sinoa » dans le commerce, les [petits et grands] colons, les sociétés internationales…

Mais la pauvreté, citée et reconnue dans les communautés semble être aussi permanente.  Quelles sont donc les rôles joués par ces différents acteurs dans cette situation ? Quelles relations entre ces acteurs, auraient été les « blocages », les « contraintes ». Qu’est-ce qui auraient « flanché », quelles auraient été les « maladresses », malgré les différents programmes de développement organisationnel et institutionnel, de développement des capacités, les capacitations de groupes … menés depuis plusieurs décennies ?




En fait, en nous référant sur une des études de MOINE Alexandre, le territoire est une matérialisation de l’étendue d’un pouvoir[4], c’est le témoin d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité[5], c’est un espace social, un espace vécu[6]

Toutefois, une première conclusion (est-ce hâtive ?) peut être tirée des situations passées et présentes en ce qui concerne les milieux ruraux et les milieux qui ont refusé les « procédés d’assimilation » des « étrangers » : l’Etat, quelque soit sa forme de représentation, est plus rejeté qu’accepté, d’une manière comme une autre, par ces milieux.

Les raisons de ce rejet peuvent être retrouvées dans les pratiques adoptées par les différents « représentants » successifs de ces « fanjakana», dans l’histoire vécue de ces communautés.  Citons en exemple:
  •         la fuite/exode des antanosy suite à leur défaite face à l’installation du Gouverneur merina Ramananolona XI Voninahitra, cousin du roi Radama 1er dans l’Anosy ;
  • ·       les ressentiments des sakalava vis-à-vis de l’Etat hova (puis de l’Etat colonial), à cause des mesures de confiscation des reliques royales « fitahia » ou le symbole «hazomanga vy », très importants de la dynastie Volafotsy ;
  • ·         le rapt et exécutions de princes masikoro par l’Etat monarchique merina malgré le fatidrà contracté par Tompoemana avec le Prince Ramahatra ;
  • ·     l’assassinat par le Commandant Gérard de l’armée coloniale, de Ampanjaka Toera et le massacre de la population à Ambike, le 29 et 30 août 1897, durant la colonisation ;
  • ·         les confiscations des terres communautaires, par les colons français à l’instar de ce que rapportait Nicolas PESLE à Belamoty, village tanosy de l’Onilahy ;
  • ·         les exactions pour le paiement des impôts de capitation et les impôts sur les bovidés, les travaux forcés et « 30 andro » imposés par l’Etat colonial ;
  • ·        le SMOTIG (Service de la Main d’œuvre pour les Travaux d’Intérêt Général), fixé par décret du 3 juin 1926, créé par le gouverneur général Marcel Olivier en vue de procurer la main-d'œuvre aux travaux publics. Il impose aux jeunes Malgaches une période de trois ans, puis deux ans, de travail forcé. (…) Les travaux imposés sont extrêmement pénibles. les répressions, tueries et exécutions sommaires durant les événements de 1947 ;
  • ·         les gardes à vue/ détentions administratives pour les présumés coupables avant jugements des tribunaux ;
  • ·       les emprisonnements et exils effectifs soit après des jugements de tribunaux injustes, soit suite à des délations sans fondements (« toroka » et/ou «tondro-molotra ») …
  • ·         les rafles de travailleurs effectuées dans la province de Moramanga tout au long des années 1917 à 1920 pour la construction du chemin de fer M.L.A. (Moramanga - lac Alaotra), dans les régions d'Antsirabe et Betafo, les gens d'abord réquisitionnés en mai-juin 1919 comme porteurs pour 2 voyages de Betafo à Miandrivazo, puis expédiés de force sur les chantiers de route et de reboisement sur le domaine forestier du chemin de fer, ce sont des corvées dénommées « les 30 jours », bien qu'elles aient duré en moyenne de 40 à 60 jours (au moment où les susdits cultivateurs se préparaient à labourer leurs rizières...). Un grand nombre furent expédiés aux chantiers de chemin de fer où la plupart restèrent 60 à 80 jours ". (…) sinon d’autres auraient fait ainsi 150 jours de corvée en 1919, pour des salaires dérisoires[7].

·         Mais il y eut aussi 
  •        les conscriptions des jeunes gens pour l’armée ;
  • ·         toutes les gabegies, abus de pouvoir, cas de népotismes, concussions et corruptions,
  • ·         les trafics illégaux et illicites avérés mais pratiqués au grand jour ;
  • ·         l’impunité dont jouissent des «autorités », leurs familles et proches parents ou amis…


Parmi les "élites" formés par la colonisation:
des médecins et des enseignants

A l’indépendance, en 1960, les attentes ont été grandioses, libérés de cette période coloniale, douloureuse. Frantz Fanon s’est bien fait le porte-voix des paysans quand il a décrit (le colonisé, notamment ceux admis dans l’administration): « Le regard du colonisé sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec la femme si possible [8]». Voir ainsi les nouvelles autorités de Madagascar indépendant, qui ont repris en grande partie, les méthodes des colons, à la place des colons, avec les airs des colons, les répressions et exactions des colons…comme ils les ont appris d’ailleurs dans les écoles des colons[9]….

Et les années 72-75, les années 91, les années 2002, les années 2009 ont toujours été celles des attentes pour un meilleur bien-être mais apparemment, les situations empirent… L’Etat n’est pas toujours de leur côté…

Et tous ces détails de l’histoire, de leurs vécus propres, rapportés de bouche à oreilles, crédibles car racontés par des connaissances, parents ou amis sont retenus par la mémoire collective, des stéréotypes, entraînant la répulsion permanente et actuelle de ce que l’on appelle «Etat »… Bref, les griefs sont nombreux vis-à-vis de l’Etat et son administration.

REY Pascal propose l’explication de l’ « iniquité consensuelle » dans un de ses articles[10], pour expliquer la relative stabilité des communautés, dans des relations d’autorité inéquitables. Mais les paysans se disent en fin de compte : « Atody tsy miady amam-bato ». Faute de pouvoir convaincre, contrer les représentants de l’Etat et ces citadins envoyés comme « iraka » chez eux, pour « apporter/susciter le développement », ils simulent des « participations », des « ralliements » aux exercices et options proposés, aux décisions prises. Ils applaudissent là où les « iraka » requièrent des applaudissements, certains acceptent de jouer les rôles des « partisans zélés » quand il le faut… C’est une gestion des risques de rétorsion vis-à-vis de la communauté et des individus qui la composent. Néanmoins, leurs milieux nourrissent encore plus de ressentiments, plus d’aversion/alahelo que de reconnaissances vis-à-vis des fanjakana… Elles réagissent dans la mesure de leurs possibilités pour éviter l’Etat, pour éviter ses représentations, ses services…La stratégie d’évitement est usitée dans la mesure du possible, pour se référer aux dina communautaires, aux engagements oraux, sans aucune signature autant que faire se peut. Certains éléments de ces milieux ont recours à l’Etat, ses représentations, ses services, quand ils n’ont plus d’autres recours…(et encore !)

1906 à Ambositra. A voir l'habitat, le niveau technique, ...le temps d'est-il arrêté ?

Généralement, ceux qui ont recours à l’Etat, ses représentations, ses services sont en général, ceux qui ont été rompus (voafolaka), formés (voavolavola) dans « les moules » de l’Etat (écoles, collèges, lycées, universités…), la règle tacite est que les affaires communautaires se règlent en communauté c’est l’« ady gasy ». A apprécier cette dernière phrase, l’Etat est donc encore « un cheveu dans la soupe » des communautés.

Aussi, les questions qui pourraient se poser sont elles, à voir tous les acteurs évoluant dans les « territoires » :

Sur le plan des relations au sein des communautés
  • ·         A quel(s) pouvoir(s) ayant des impacts sur le développement territorial, se réfère-t-on donc dans un territoire donné à Madagascar ?
  • ·         Qui les exercent, en fait ?
  • ·         Quels sont les conséquences de l’exercice de ces pouvoirs ?
  • ·        Comment s’exercent ces pouvoirs avec leurs conséquences/impact sur le plan économique ? Et sur le plan idéologique ainsi que celui politique (i.e. gestion de la cité) ?


Sur le plan de l’économique et le social
  • ·         Quelles pourrait-être les solutions alternatives « acceptables » par les communautés, afin d’aboutir à un bien être effectif (nutrition adéquate, prévention et traitement des maladies dans des hôpitaux, scolarisation soutenue jusqu’à la 10° année dans les écoles et collèges, accessibilité facile à une eau potable, assainissement fonctionnel, logement décent…) ?
  • ·         Que peut-on proposer pour appuyer les communautés rurales afin d’améliorer leurs revenus ? Faute de capitaux au niveau de la communauté, des promoteurs privés (nationaux, internationaux) sont-ils les bienvenus ? A quelles conditions a priori (comprenant la dimension environnementale) ?
  • ·         Quelles relations améliorer, établir entre les promoteurs, les communautés, les Collectivités Territoriales Décentralisées en milieu rural ?


Sur le plan communicationnel,
  • ·         Comment se présentent les mécanismes de communication au sein de ces communautés ?
  • ·         Au-delà de la communication quotidienne, aperçue par tout « étranger » à une communauté, y-a-t-il des réseaux, des canaux efficaces de communication au sein des communautés ?
  • ·         Quels seraient les préalables pour des communications efficaces, pour le développement, dans ces communautés ? Pourquoi ?
  • ·         Par quel(s) bout(s) donc, commencer ? Comment continuer, dans le cadre de processus pour des changements/pour un meilleur être de la population ?


Sur le plan de la gouvernance,
  • ·         Quels « handicaps » accusent l’Etat et ses représentations (CTD, services publics…) au sein de la communauté ? Pourquoi une certaine non-crédibilité est-elle toujours latente ?
  • ·         Quels changements significatifs faut-il apporter pour l’Etat et ses représentations, pour acquérir la crédibilité qu’il lui faut (gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple)[11]
  •       Que faut-il améliorer de l’organisation et fonctionnement des « plateformes de concertation », des « groupes de travail » incluant pourtant « toutes les parties prenantes » tels les Conseils Communaux de Développement, les Groupes de travail pour le Développement Rural… ?

Autant de questions qui méritent, parmi tant d'autres, des réponses. On ne peut penser l'absence de l'Etat; toutefois, il est pratiquement absent sur les terrains des nombre de zones rurales : insécurité, défense des hommes et de leurs biens, services sociaux, infrastructures routières praticables toute l'année...Et ce au XXI° siècle. Pourquoi donc ?





[1] Cérémonies de bain des reliques royales dans le Boeny
[3] Voir les OMD (Objectifs du Millénaire pour le Développement)
[4] MICOUD  (A.).-  Patrimoine et légitimité des territoires. De la construction d’un autre espace et d’un autre temps commun  In GERBEAUX F., Utopies pour le territoire : cohérence ou complexité ? La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, p. 53-78. Cité par Alexandre Moine
[5] Di Meo, 1998
[6] Quoique le territoire est selon ces auteurs, abstrait, idéel, vécu et ressenti plus que visiblement repéré
[7] A.R.M. D-364 CC
[8] Frantz FANON.- Les damnés de la terre.- Ed La découverte/Poche ; Maspero.- 1961.- p.2
[9] Voir in RAISON JOURDE (F.) – ROY (G.). -Paysans, intellectuels et populisme à Madagascar: de Monja Jaona à Ratsimandrava, 1960-1975.- Karthala.- Paris.- 2010.- [490 p.], les témoignages et avis rapportés de paysans sur les gendarmes, les élus et autres administrateurs malgaches après l’indépendance…Y voir notamment les rapports du Capitaine ANDRIAMAHOLISON et du Lieutenant SOJA  , sur leur appréciations dans des rapports officiels
[10] En se référant aux communautés de Guinée maritime, dans son article intitulé Une iniquité consensuelle. Le cas des droits fonciers et de la gestion des conflits en Guinée Maritime. http://books.openedition.org/pupo/448
[11] Remarque personnelle : « Ou est-ce nous qui ramons dans « la moule des colons » en voulant faire exercer UNE démocratie ? Ou peut-on reprendre la réponse d’un paysan colombien que nous avions rencontré à Montréal, qui a répondu à la question si « la démocratie est-elle adéquate au sein de votre communauté ? » ; ce paysan colombien a répondu « la démocratie n’est peut-être pas parfaite, mais il n’y a pas mieux pour le moment »